Les CDR au coeur de l’histoire de la Révolution cubaine
Histoire et évolution des Comités de Défense de la Révolution à Cuba
Créés dans le but de défendre Cuba contre l’invasion impérialiste, les CDR deviennent rapidement l’organisation de masse par excellence, emblème de la nouvelle société socialiste cubaine. Or, ses fonctions évoluent rapidement, à l’image d’une Révolution qui se transforme avec le temps.
En arpentant les quartiers et villages cubains, vous ne manquerez pas de repérer, peintes sur certains murs, trois lettres : CDR, souvent accompagnées d’un emblème composée d’un drapeau cubain et d’un bras levé tenant une épée, ou d’un slogan tel « Viva el Socialismo ». Aujourd’hui, on fait souvent abstraction de ces peintures délavées par le temps, tout en constatant que les « vieux cédéristes » du coin sont peu pris au sérieux par les habitants du quartier.
Or, l’histoire démontre bien que les CDR ont, depuis le début, joué un rôle essentiel dans la Révolution cubaine et donc, dans l’histoire du pays. Il s’agit de bien plus que des peintures délavées… Car, finalement, la fête des CDR qui se célèbre chaque année dans chaque quartier le 27 septembre au soir autour d’une caldosa — à la veille de l’anniversaire de la création de ces entités — reste toujours un grand succès pour de nombreux Cubains… Il vaut bien la peine de revenir sur ce phénomène afin de comprendre comment l’histoire des CDR, au coeur de celle de la Révolution, reflète les transformations et évolutions de celle-ci de 1960 jusqu’à aujourd’hui…
Origines : se défendre face à l'impérialisme
En 1960, la Révolution cubaine est encore sur la lancée du triomphe de l’Armée rebelle de l’année précédente, après plus de deux ans de guérilla dans les montagnes de l’Est de l’île. L’enthousiasme est de mise à Cuba et ailleurs à propos de cette Révolution qui ne se proclame pas encore socialiste. Sa situation géopolitique particulière, « si loin de Dieu, si proche des États-Unis » – comme le disait le président mexicain Porfirio Diaz à propos de son pays à la fin du XIXe siècle – va cependant jeter quelques ombres sur l’optimisme des forces progressistes.
Les premières mesures fortes du gouvernement révolutionnaire éveillent les susceptibilités de l’autre côté du détroit de la Floride : la réforme agraire de mai 1959 qui prive les entreprises états-uniennes de nombreuses terres est la première source d’irritation, puis suivent quelques nationalisations significatives, comme celle du secteur bancaire le 17 septembre 1960. Les attentats et autres déstabilisations se multiplient sur le sol cubain.
Il est vite évident que la Révolution cubaine va devoir se défendre. Le 28 septembre 1960, quand deux ou trois explosions se font entendre durant le discours de Fidel Castro, de retour de l’Assemblée Générale de l’ONU à New York, la surprise et la peur cèdent rapidement la place à l’engouement suite à la décision du máximo líder : la création de Comités de Vigilance Révolutionnaire, qui deviendront rapidement les Comités de Défense de la Révolution (CDR).
Implantation : « Dans chaque quartier, Révolution ! »
C’est en fait progressivement dans chaque rue que va s’installer un CDR, et plus précisément dans chaque cuadra [1]. Cette norme vaut globalement dans les villes, où elle est déjà sujette à des aménagements. À la campagne, aucune norme spatiale précise ne régit l’organisation des CDR.
L’intention est claire, soulignée par le slogan des CDR : « En cada barrio, Revolución ! » (dans chaque quartier, Révolution).
Car nous allons implanter un Comité de vigilance révolutionnaire dans chaque quartier, pour que le peuple surveille, pour qu’il observe (…)
Le dernier décompte officiel consultable (2007) fait état de l’existence de 138 334 CDR sur le territoire cubain. À cette date, 8 372 621 Cubains sont cédéristes, sur une population totale de 11,5 millions de personnes. Après avoir retiré les enfants de moins de 14 ans, âge minimal pour devenir membre, on arrive à un taux d’intégration de la population supérieur à 95%. Il serait complexe de trouver organisation de masse portant mieux ce qualificatif.
En moyenne, chaque CDR compte environ 60 membres. Les CDR sont structurés à divers niveaux correspondant à la partition administrative du pays : il y a une direction nationale, des directions provinciales, municipales [2], zonales [3] et enfin le CDR de cuadra. L’organisation est régie par les principes du centralisme démocratique : les membres de chaque organe sont élus par les organes inférieurs, qui en retour se plient à toutes les décisions venues d’en haut. Au niveau local, le CDR de cuadra est organisé de façon hiérarchique : un président, des secrétaires pour certaines fonctions, tous élus par l’assemblée souveraine qui réunit tous les membres de la cuadra.
Le découpage administratif du territoire cubain[1] Une cuadra est une portion de rue comprise entre deux rues perpendiculaires – le tracé des villes cubaines, de type colonial, facilite cette disposition. [2] Un municipe est une unité territoriale prédéterminée qui peut regrouper plusieurs villes ; inversement, il y a plusieurs municipes dans les grandes villes. [3] Une zone correspond à une circonscription électorale depuis la constitution de 1976.
Fonctions : défendre, mais surtout mobiliser
Les CDR, tant par leur caractère de masse que par le découpage territorial qu’ils exercent, disposent d’une capacité d’encadrement de la population unique : la Révolution peut, grâce aux CDR, mobiliser sa population en un clin d’œil quand nécessaire. Ce potentiel sert à la mise en place de nombreux programmes de la Révolution : éducation populaire, santé publique, récupération de matières premières, économies d’énergie, travail volontaire, propreté des quartiers. Tous les succès de la Révolution eurent été impossibles sans les CDR.
C’est également le CDR qui s’assure que tout le monde se rend bien sur la Place de la Révolution pour célébrer la Fête des Travailleurs le 1er Mai, ou la Fête Nationale cubaine le 26 Juillet. La Place est elle-même quadrillée : chaque CDR de zone y dispose d’une aire précise.
Évolution : CDR et militarisation
Depuis la chute de l’URSS, Cuba connaît une situation économique très difficile propice aux troubles. Les CDR sont devenus le vecteur d’une militarisation croissante de la société cubaine. Ce processus est antérieur aux années 1990, mais prend depuis cette époque un sens différent.
La militarisation des esprits et des pratiques apparaît par exemple dans la généralisation des Détachements Populaires de Réponse Rapide, groupes de résidents capables de réagir dès que quelque chose d’anormal se produit, c’est-à-dire dès qu’une opinion quelque peu autonome se manifeste. Depuis le milieu des années 1980, l’État cubain a également créé le concept de Guerre de tout le peuple, que les CDR doivent diffuser dans la société par tous les moyens.
Cette militarisation vise avant tout la préservation du régime dans une situation interne complexe, qui se fait certes par le potentiel répressif, mais aussi par la création d’une mentalité obsidionale, justifiée ou non, qu’induit la mobilisation militarisée permanente. Or l’effet d’une telle mentalité est nécessairement un attachement au régime qui fait de la défense de la patrie son cheval de bataille, de façon sans doute plus efficace que toute répression.
Les CDR aujourd’hui : de la vigilance à l’absence
Les CDR ont aussi longtemps servi à contrôler les actes illégaux, de plus en plus nombreux depuis la mise en place de la période spéciale en temps de paix, éternellement « conjoncturelle » depuis 1991. Chaque CDR est normalement doté d’un responsable de surveillance, vigilancia.
Cela n’empêche plus la généralisation massive des petits illégalismes quotidiens (marché noir, trafics en tout genre…). Il arrive même parfois qu’une responsabilité dans le CDR serve de façade à une activité illégale, comme la répartition du loto interdit, la bolita. Cela peut aussi être une ressource dans les conflits de voisinage, le CDR permettant d’effectuer des dénonciations plus ou moins justifiées.
Les CDR ont aujourd’hui une existence paradoxale. Ils ont fêté leur soixantième anniversaire en 2020, mais sont aujourd’hui évoqués avec une certaine indifférence, surtout dans la capitale. Ils continuent d’organiser certaines opérations de mobilisation collective, ou d’animation dans les quartiers ; mais ils font plus figure de « coquille vide » que de réelle organisation de masse. Il n’est pas toujours évident de les repérer dans l’espace, en particulier à La Havane, et on pourrait même les croire inactifs.
Sur l'auteur : Victor Lagarde est diplômé à Sciences Po Paris où il a rédigé un mémoire analysant le rôle des CDR dans la société cubaine.
Cubanía
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