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Quelques commentaires économiques avec Juan Triana

Point de vue d'un économiste cubain sur l'économie cubaine

Auteur:
Stéphane Ferrux-Bigueur
Date de publication:
22 mars 2018

Aujourd’hui, quel serait le rôle d’un économiste à Cuba ? Que peut-on dire du sujet actuel, l’unification monétaire ? L'économiste cubain le plus connu dans les médias non étatiques, Juan Triana Cordoví, raconte à Cubanía l'actuelle situation de l'économie cubaine.

Comment êtes-vous devenu économiste ?

Par erreur. Je voulais étudier la psychologie, mais je n’ai pas réussi l’examen d’entrée. A cette époque, alors qu’on était en pleine révolution en France à chercher la plage sous les pavés, certains jeunes Cubains, comme moi, voulions également du changement. Ce qui n’aura pas joué en ma faveur pour l’entrée en faculté. Je me suis donc rabattu sur l’économie, suivant les conseils de mes amis de la natation : « Les plus jolies filles sont en économie » commentaient-ils.

Vous avez bien réussi. A quoi devez-vous votre célebrité dans le milieu ?

Oui, car j’aimais beaucoup l’histoire notamment. Ma carrière est marquée par l’enseignement que j’apprécie également énormément. Pendant quarante-quatre ans professeur d’économie à la faculté de La Havane, j’ai écrit vingt-six livres, publiés en plusieurs langues dans différents pays, Angleterre, Uruguay, j’ai animé un programme d’économie sur la radio cubaine destinée au tourisme… Aujourd’hui, je publie sur le site internet OnCuba une colonne qui est lue au-delà des frontières et je suis consultant pour des entreprises étrangères. Mais je crois que le déclic de ma célébrité s’est fait malgré moi, lorsqu’une vidéo est passée sur le Paquete — le web off line cubain — et a été reprise par certains médias étrangers. Elle me montrait donnant des cours d’économie aux cadres du MININT (Ministère de l’Intérieur), ce que je fais régulièrement, mais qui parut surprendre une bonne partie de mes concitoyens.

Aujourd’hui, quel serait le rôle d’un économiste à Cuba ?

Il est très difficile de rester fidèle à la profession sans assumer une position critique. Le rôle de l’économiste, cependant, doit être celui d’un constructeur. Toujours essayer d’offrir des solutions aux défis posés, avec une position solidement basée sur des arguments techniques. Un économiste qui ne ferait qu’appliquer des consignes ne serait pas un bon économiste.

Je donne mon opinion publiquement quand je l’entends et aux dirigeants s’ils me le demandent. Je participe à la Commission des sciences économiques et sociales, institution qui gère l’application des changements économiques actuels du pays.

Quelle est la question que l’on vous pose le plus souvent ?

Les temps changent et les questions avec. Dans les années 80, par exemple, il était tout le temps question de la Libreta (carnet de rationnement cubain) et de comment pouvait-on l’éliminer. Aujourd’hui, on me questionne surtout sur les relations avec les États-Unis ou sur l’unification monétaire, qu’on devrait plutôt nommer « régularisation des taux de change ».

Les dirigeants, eux, posent des questions plus en rapport avec leur gestion au quotidien, des choses très concrètes. Seulement, dans bien des cas, j’apparais comme un dernier recours, comme lorsque l’on va chez le médecin, quand il n’y plus rien d’autre à faire.

Le gouvernement doit faire la part des choses et introduire des paramètres sociaux, culturels, politiques surtout…, aux données économiques. Il se doit de prendre les mesures et d’en évaluer les conséquences, ce n’est pas facile.

Aujourd’hui, qui pilote l’économie cubaine ? Est-ce qu’il y a un plan ?

C’est le ministère de la Planification de l’économie qui pilote l’économie. Sa mission est de concevoir un plan de développement. J’ai un rôle de conseiller dans ce travail stratégique. On m’écoute ou pas, selon que les axes de solution sont jugés adaptables au pays dans les conditions actuelles, ou pas. La partie politique joue un très grand rôle car on juge avant tout si ces conseils sont « politiquement corrects », c’est-à-dire en phase avec le « caractère socialiste » du pays.

C’est-à-dire que les raisons qui pourraient faire changer l’économie sont moins celles de l’insertion à l’économie mondiale, l’amélioration des conditions du pays, que celles des principes politiques fixés depuis cinquante ans, garants des acquis du socialisme.

En fait, on sait globalement ce qu’il faudrait faire pour améliorer les conditions du pays, mais les mesures à prendre doivent être adaptées à nos typicités politiques. Le plan général est de faire croître l’économie (PIB) de 4,5 à 5 % par an. L’objectif est estimé atteignable. Il doit avant tout permettre de soutenir les programmes de santé et d’éducation du pays, la base même de nos acquis politiques.

Les Européens parlent d’une nécessité de croissance de 10 % pendant quinze ans pour remettre le pays à flot. Qu’en pensez-vous ?

On ne peut pas comparer Cuba à la Chine ou à d’autres grands pays en voie de développement, avec une forte population. Cuba ne peut pas soutenir une telle croissance. Il nous faut tout d’abord amorcer cette machine de l’économie. Ce ne sera possible que grâce à un plan rigoureux des investissements étrangers.

Quels en sont les résultats depuis deux ans et la mise en place de la nouvelle loi ?

L’objectif d'investissements étrangers de 2 500 millions par an n’est pas atteint. Nous avons obtenu 500 millions la première année, et on devrait atteindre les 2 000 millions cette année.

L’investissement étranger est passé de « mal nécessaire » il y a vingt ans à « complément de l’économie cubaine » pour devenir aujourd’hui « une nécessité ».

Les raisons du manque d’investissement, malgré une forte promotion et des avantages évidents comme la position géographique, la stabilité politique, la sécurité et peu de corruption pourraient se résumer ainsi. Tout d’abord, l’argent va à l’argent, les principaux pays qui attirent les capitaux sont les pays riches. En second lieu, l’idée d’investir dans un pays socialiste et ses problèmes de relations avec les Américains en dissuadent forcément plus d’un. D’autre part, Cuba n’est pas assez réactif et ne répond pas aux standards internationaux d’investissement : trop de procédures, il faut plus de vingt-cinq autorisations pour mener à bien un investissement pour une entreprise étrangère. Et on ne doit pas non plus écarter la raison politique et ses principes de précaution qui incite à vérifier si l’investissement coïncide bien avec les obligations morales du pays.

Vous avez dit, il y a déjà quelques temps, que le secteur privé représentait 26 % de la force de travail de Cuba. Est-ce un bon résultat selon vous ?

De nouveau, la raison politique contre la raison économique… Même si le Président Raul Castro affirme qu’il faut réduire l’emprise de l’économie d’État, les cuentapropista (les auto-entrepreneurs) ne sont considérés que comme « complémentaire » à l’économie.

D’autre part, ces cinq cents mille travailleurs privés sont avant tout employés et non entrepreneurs. Ils représentent à eux seul 80 % de ce marché. Il faut les sortir de cette nébuleuse juridique qui aujourd’hui pourrait les considérer comme illégaux. Ce qui aurait tendance à bloquer la bonne croissance de ce secteur privé.

Il faut démystifier le rôle de la PME. Mais aujourd’hui, les auto-entrepreneurs sont relayés à des niveaux bas de technicité. Les secteurs concernés sont avant tout l’agriculture qui n’est pas ou peu mécanisée et représente 7 % du PIB, le tourisme casa et paladar avec des services basiques de type artisanal.

Les préjugés sur le secteur privé remonte au début de la révolution, voire avant. Il faut définir aujourd’hui jusqu’à quel point c’est politiquement tolérable. Le privé n’est pas vu comme une solution viable pour l’économie. Il ne l’est d’ailleurs pas. Peut-être faudrait-il permettre aux privés la possibilité de se lancer dans des secteurs qui pourraient vraiment développer l’économie, comme les services de hautes technicités tels que la gestion, l’informatique, le conseil… sans toutefois parler de l’éducation ou de la santé ! Où doit commencer le secteur privé et où doit se limiter à ce qui reste stratégiquement le monopole de l’État ?

Que peut-on dire du sujet actuel, l’unification monétaire ?

Il faut parler de la récupération de l’équilibre des taux de change et non de l’unification monétaire. Car celle-ci a déjà eu lieu. Aujourd’hui, dans la plupart des magasins, on peut payer avec le CUC* ou le CUP*. Le problème étant que le change entre les deux est de 25 lorsque, pour une entreprise cubaine, il est de 1. Ce 1 pour 25 correspond à peu près à une réalité, celle du marché de la rue, lequel est un vrai marché répondant aux règles de l’offre et la demande.

Le problème est lorsqu’on veut comparer ce marché de la réalité cubaine à 1 CUC pour 25 CUP à celui des entreprises, donc de l’économie de l’État utilisant un change de 1 CUC pour 1 CUP.

CUC & CUPCUC : unité d’une des deux monnaies en circulation à Cuba. On l’appelle «peso convertible». C’est la monnaie introduite au moment de l’ouverture au tourisme dans les années 90. C’est aujourd’hui la référence pour le marché intérieur en devises. Son taux est de 1 CUC = 1 USDCUP : unité de l’autre monnaie cubaine, celle qui a toujours existé, qui permet les échanges entre les Cubains qui n’ont pas accès aux devises. C’est la monnaie utilisée dans les entreprises et institutions d’État, celle des salaires aussi. Son taux naturel correspondant au marché entre Cubains est de 25 CUP = 1 USD, tandis que son taux officiel utilisé dans les entreprises cubaines est de 1 CUP = 1 USD.

Cette comparaison est aujourd’hui impossible, pour autant, il est impossible de juger de la santé des entreprises cubaines. Leur bilan ne correspond à aucune réalité puisque, bien souvent, elles achètent des matières premières en monnaie forte (à l’étranger), la transforme en produits vendus en CUP, considérant à un moment du processus que la valeur de cette matière première est transformée (comme par enchantement...) en CUP, soit sur le marché réel, dévaluée 25 fois…

Forcément, si on considère la vraie valeur de la matière première, les coûts d’un produit sont bien supérieurs aux encaissements réalisés par la vente de celui-ci.

C’est principalement ce qui empêche de produire de la qualité puisque ces produits sont en fait subventionnés, c’est l’État qui paie la différence. En fait, cette « anomalie » empêche de produire tout court ! Car dans les conditions d’une économie qui voudrait s’aligner sur des standards internationaux, cette pratique est insoutenable.

Bref, pour qu’on puisse évaluer l’état économique du pays, et surtout unifier l’économie d’État et l’économie parallèle qui est devenue en vingt ans la référence, il faut parler la même langue et donc n’utiliser qu’un seul taux de change… Entre 1 pour 1 et 1 pour 25, on a 1 pour 10 ! on coupe la poire en deux… et on voit ce que ça donne dans la vraie vie. C’est apparemment la méthode qu’adopteraient les planificateurs de l’économie cubaine.

Pour les Cubains, au quotidien, ce serait comme leur donner un pouvoir d’achat plus que doublé. En moins de deux heures, on peut parier qu’il n’y aurait plus rien à acheter nulle part. Et donc, par conséquent, que les prix flamberaient.

Côté entreprise, la situation serait délicate également, apparaitrait au grand jour qui est rentable et qui ne l’est pas, car on aurait enfin des bilans correspondant à une réalité économique comparable au reste de l’économie cubaine. Fort à parier que la grande majorité des entreprises seraient en état de dépôt de bilan, avec son lot de licenciements et d’arrêts de production.

Alors que faire ? Justement, c’est bien la question que se posent les dirigeants puisque cet « alignement des taux » est reporté constamment depuis 2014, et ce, malgré les coups de gueule de Raul Castro.  

Demain, si vous étiez ministre de l’Économie, quelles seraient les cinq mesures prioritaires que vous prendriez pour améliorer la situation économique de Cuba ?

D’abord, il y en a six ! Les voici dans l’ordre de priorité, car chacune dépend de la précédente :

  1. Réduire la bureaucratie pour faciliter et stimuler les investissements étrangers
  2. Ouvrir les banques sur le marché national pour les opérations régulières
  3. Unifier les taux de change entre CUP et CUC par rapport à la monnaie forte, le USD
  4. Essayer d’entrer dans l’une des institutions financières internationales comme la Banque Mondiale
  5. Concéder leur entière autonomie aux entreprises d’État
  6. Consolider le secteur privé par la création de vraies PME et supprimer la liste « de ce qu’il peut se faire » pour la remplacer par la liste de « ce qu’il ne peut pas se faire »

Mais bon, je ne serai jamais ministre... surtout parce que je ne le souhaite pas !

traducteur:

Florine Buzy

Cubanía

Cubanía s’efforce de retranscrire, que ce soit par l’image, le son, ou l’écrit, la vie quotidienne de La Havane et de Cuba à un public hétéroclite, curieux, intéressé, souvent non résidents. Toujours en dehors des grands débats politiques, économiques ou des thèmes couramment traités par les médias officiels, Cubanía souhaite au contraire faire témoigner les Cubains de tous les jours, la société dans son organisation actuelle, à travers des lieux, des traditions, des expressions culturelles parfois méconnues.

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