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Discours d'Eusebio Leal Spengler, historien de La Havane

Un hommage élogieux aux intellectuels cubains

Auteur:
Bertrand Vannière
Date de publication:
28 avril 2017

Eusebio Leal a été historien de La Havane durant plus de 30 ans. Il dirigea l'Oficina del Historiador qui, au-delà de la conservation du patrimoine, dynamise la Vieille Havane grâce à un ensemble de projets sociaux, urbanistiques et entrepreneuriaux. Cubanía vous partage un de ses discours prononcé face à l'Union des Ecrivains en 2008.

Eusebio Leal a su tirer partie des difficultés de Cuba durant les années 90, à un moment de l’histoire cubaine où la tendance générale était à l’économie et à la survie. Leal a obtenu de Fidel Castro une certaine autonomie qui, conjugué à un extrême talent, lui permit de transformer l'Oficina del Historiador en véritable entreprise : hôtels, boutiques, restaurants, musées, entreprises de construction et restauration qu’il créa et a géré, pratiquement seul, même si son pouvoir, particulièrement financier, lui a été sensiblement diminué. Décédé en 2020, il a jusqu'à sa mort, grâce à son intelligence, sa bonne gestion, ses idées avant-gardistes, fait de la Vieille Havane, un exemple mondial de restauration, gestion, et conservation du patrimoine.

Le résultat de ce travail intense et continu lui vaut aujourd’hui, non seulement une reconnaissance comme gestionnaire et économiste - le résultat est là, connu du monde entier - mais aussi une certaine notoriété qui dépasse largement les frontières cubaines. Leal, c’est l’exemple d’un grand projet concrétisé, d’une réussite économique et culturelle dans un contexte difficile, voire hostile (sa réussite lui confère forcément des ennemis). Cette popularité, qui jusqu’alors à Cuba était avant tout culturelle, reléguée à un rôle parallèle, concentrée sur un quartier de La Havane, est en train de se transformer en une popularité tout court, c’est à dire dans tout Cuba et dans tous domaines… et pourquoi pas politique…

La UNEAC organisme de gestion de la culture cubaine, largement orientée et contrôlée par l’État, a pris ses aises depuis l’apparition d’une certaine tolérance vis à vis d’une culture alternative (association du hip-hop ou autres arts populaires, représentation des thèmes tabous, facilité de voyager pour les artistes), bénéficiant d’une image « non officiel » ou du moins « non politisé » dans le sens stricte du terme, qui se traduit par davantage de possibilités d’agir, de se divulguer et par le traitement de thématiques plus modernes. L’ensemble des institutions culturelles cubaines restent néanmoins sous le contrôle de l’État, mais les artistes peuvent aujourd'hui plus facilement exprimer leurs idées que dans les années 80, par exemple. Dans ce contexte, la UNEAC reprend à son compte ce semblant de liberté d’expression et utilise son pouvoir institutionnel pour se positionner comme l’ambassadeur des pensées avant-gardistes et nouvelles de la « future » Cuba.

C’est la raison pour laquelle Eusebio Leal fit une apparition très remarquée durant le congrès de ce qui représente aujourd’hui « les nouvelles idées officielles de Cuba ». Elles ne viennent pas des institutions politiques directes de l’Etat, mais d’une voie parallèle – non pas moins officielle…- celle de la culture. Et qui, représenterait le mieux que Leal, cette voie à la fois parallèle mais officielle des pensées d’avant-garde à Cuba ?

Pour mieux comprendre les idées derrière Eusebio Leal, Cubanía vous partage un discours de l'historien prononcé lors du VII Congrès de l'UNEAC le 2 avril 2008.

Discours de Eusebio Leal le 2 avril 2008

« Pour ne pas continuer sur le même fils conducteur que celui que nous avons tous entendu ici [NDLR : allusion au début de la session], sinon sur celui de notre cœur, et des causes et motivations qui nous amenèrent à ce Congrès, en se souvenant de cette phrase inoubliable de l’écrivain français Marguerite Yoursenar, auteur de Mémoires d’Adrien, qu’elle trouva dans une lettre de Flaubert : « Les Dieux n’étaient déjà plus là, le Christ lui, n’était pas encore là, et de Ciceron à Marc Aurèle il y eu un moment unique durant lequel l’Homme était seul».

Une réunion comme celle d’aujourd’hui ne pourrait se célébrer dans aucun autre endroit du monde, car il n’existe aucun lieu où les intellectuels, les écrivains, les artistes, etc. peuvent se réunir et que leurs idées non seulement questionnent, sinon qu’elles influencent et aillent jusqu’à déterminer la vie d’un État et d’une nation. Ce privilège que nous a donné le temps, est uni à l’absence qui s’est produite, lorsque le premier jour ne fut pas présent parmi nous Fidel.

Je voudrais dire également que, en recevant avec un fort et franc applaudissement le Général Président – comme le furent en son temps Carlos Manuel de Céspedes, Salvador Cisneros Betancourt ou Bartolomé Masó – , nous nous souvenions de la singularité de l’histoire de notre pays.

Je suis historien et, par défaut professionnel, j’ai la manie de chercher l’explication des choses au-delà de la chance directement issue d’une boule de cristal. Ainsi je me souviens de cet épisode de la Grande Guerre de 1868, lorsqu'un homme émérite, mais qui s’était perdu, surprit sur son chemin Antonio Maceo et le pointa de son revolver à la poitrine, manquant ainsi de respect à son supérieur.

Maceo demanda a Limbano Sanchez – lequel mourra plus tard de façon héroïque - qu’il baissa son arme et lorsque celui-ci lui obéit, devant les yeux ébahis du reste de l’escorte, le Major Général l’embrassa y le remit sur le chemin de la raison et de la vérité.

Durant la lutte insurrectionnelle de la Sierra se produisit la même chose. Au début il y en avait un, non conforme avec la répartition des armes saisies lors d’un combat, qui tenta de démontrer au chef qu’il avait tort. Il fit donc le geste de sortir son arme, mais un homme s’interposa entre les deux autres. Cet homme est le Général Président que était ici au Congrès hier : je veux dire Raul. Sans son intervention, nous n’aurions peut être pas aujourd’hui de Revolucion.

Nous ne sommes pas seul, la nation est à l’écoute de ce que nous disons. Fidel nous porte attention, et avec un profond respect il nous écouta également hier, présent physiquement, Raul.

Une fois, dans un excès de confiance de ma part, j’ai dit à celui que je viens d’évoquer : « Vous nous avez condamné à ce que la nation soit pour toujours présidée par un homme illustre ». Et ceci était ma grande agonie. Je pense qu’aujourd’hui sont présents les Cubains illustres, les femmes et les hommes. Ils sont une partie, seulement une partie, parce qu’il y en a tant d’autres dans les fabriques, en mer, dans l’armée, dans les sciences…, mais ici sont réunis les écrivains, les peintres, les intellectuels… bref, l’âme visible de Cuba.

Il ne se reproduira pas la même chose que durant la Grande Guerre lorsque, chevauchant avec le Président de la République en arme [NDLR : Bartolomé Masó] venait à sa rencontre quelques jeunes qui faisaient partie de son État Major. En les voyant, le général Modesto Diaz, qui ne comprenait pas grand chose aux lettres, s’offusqua tant qu’il lui demanda : « Je ne sais comment vous vous entourez, Président, de ces bandits ». Et donc, l’interpellé lui répondit : « Et pourquoi avez-vous une telle opinion de ces jeunes ? » De lui répondre : « Moi je ne sais pas ; mais on m’a dit que ce sont des poètes ». Ces poètes furent par la suite immortalisés par José Marti dans un précieux opuscule appelé Les poètes de la guerre, dans lequel il parla de l’originalité de chacun d’eux. Presque tous souscrivirent avec leur sang leur propre œuvre écrite.

Je crois que Kcho, avec une œuvre tant internationalement reconnue ; Desiderio Navarro, avec ses mots, Frank Fernandez, avec les siens, et tous, et chacun de ceux qui ont parlé, ont apporté à l’essence de la problématique.

Nous sommes parvenu de façon démocratique à cette élection sans pression ; s’il n’en était pas ainsi, je ne me risquerais pas à parler ici. Je ne veux pas être un Cubain contraint à la routine préétablie ; je ne veux pas l’être. Ce serait une offense à moi-même chrétien – que je suis – fondu dans la masse ; ou un mulâtre – que je suis aussi – dirigé comme un automate, si nous comprenons notre ascendance par le sang ou par la culture ; ou encore un exemple plus obscur : un nègre forcé, catalogué, anonyme … Je veux au contraire faire partie de ce groupe, que personne n’a montré du doigt. Cuba est comme ça, et celui qui essayera de la modifier, de la séparer, de la diviser et de la convertir en d’étranges représentations, fera de Cuba un pays sans l’héritage de Martí.

Je ne veux pas être un Cubain contraint à la routine préétablie ; je ne veux pas l’être. [...] Je veux au contraire faire partie de ce groupe, que personne n’a montré du doigt. Cuba est comme ça, et celui qui essayera de la modifier, de la séparer, de la diviser et de la convertir en d’étranges représentations, fera de Cuba un pays sans l’héritage de Marti.

Nous devons assumer que le plus ardent et brillant ami du Maître dans les jours postérieurs à sa vie fut Juan Gualberto Gomez. Nous devons assumer, comme me disait Dulce Maria Loynaz qu’aimant tant à Martí, elle sentait une dévotion infinie pour cet autre grand homme, méconnu parfois, élégant, distingué, fin, cultivé par lui-même : Antonio Maceo.

Je pense que nous devons aider, depuis la UNEAC, à construire la nation d’aujourd’hui.

Tous, nous sommes plein d’espoirs. Pourquoi ? Parce que le pays assume effectivement ce qui, jusqu’à hier n’était pas convenable ou prudent, et est aujourd’hui est nécessaire. Chaque jour les nouvelles qui nous parviennent sont haletantes, et ce n’est pas comme le disent nos mortels ennemis : un thème cosmique. On touche à des choses aussi profondes que celles de 1959 – et encore avant – et que ma génération vit comme la plus grande aspiration du moment : la justice pour les paysans, les hommes de la terre.

Nous ce que nous devons faire c’est lutter depuis nos œuvres, pour que se lèvent les consciences de tous les Cubains ; pour que le monde sente que s’accomplissent ces belles paroles de Martí lorsqu’il disait : « Quel mystère aussi doux renferme ce mot : Cubano ! »

Nous ressentons ce profond orgueil, comme le sentit Picasso lorsqu’il reçut un jeune cubain en une époque où il était fabuleux qu’un de nos compatriotes eût été célèbre. Qui était ce jeune ? Un qui représentait trois sources de notre sang : Wifredo Lam, noir, chinois, espagnol… De là lui vient sa longévité, comme celle de José Luciano Franco, celle de Regino Peroso ou celle de Regino Boti, pour ne citer que quelques exemples.

Mais je sens la même joie et, à la fois, la même tristesse en me souvenant de ces larmes de Agustin Cardenas, lorsque déjà vaincu par la maladie, il fut amené à La Havane par Alejo Carpentier, son ami et admirateur. À recevoir la Légion d’Honneur, l’ordre suprême qu’offre la France, et de laquelle Claudio José Domingo Brindis de Salas fut également nommé chevalier. Cardenas ne pouvait exprimer aucun mot se trouvant à l’article de la mort. Mais peut être que la plus grande maladie est que les Cubains ne le connaissaient pas. La France le reconnut, Alejo le reconnut, Picasso le reconnut, mais le grand sculpteur était à peine connu en son pays.

Cuba doit penser, qu’en ce moment, parmi les directeurs que nous avons élu, il pourrait y avoir une pléiade d’hommes remarquables, de grands, si nous pensons que l’âge n’est pas un inconvénient, pour peu que l’on nous accuse de vouloir proclamer une gérontocratie intellectuelle. Mais n’oubliez pas les plus jeunes, la jeunesse est la seule maladie qui se soigne avec le temps, ne l’oubliez pas ! Particulièrement, pensez que pourrait être présent ici, nous honorant, le vénérable Cintio Vitier, fils d’un notable philosophe, petit-fils d’un général Mambi, père de musiciens, grand-père d’écrivain. Pourrait être ici Silvio [NDLR : Rodriguez], qui a rendu mondialement célèbre la chanson cubaine, ou Pablo [NDLR : Milanez] également. En fait ils sont parmi nous, ils sont ici. Comme Don Quichote, ils présideront où qu’ils se trouvent parce que le mérite les accompagne. C’est leur talent qui les a élevé au niveau d’artiste, gagnant la gloire sur chaque espace, sur chaque place publique, lorsque le nom de Cuba était encore maudit.

Je n’ai pas honte de ce que nous sommes en train de faire ; au contraire, je pense que nous faisons les choses correctes, et que tu as raison, Kcho, tu as raison, parce que lorsque tu peignais tes bateaux et réalisais tes installations, beaucoup commentaient : « Celui-ci ce qu’il prétend faire c’est commémorer les Balséros ». Non, non, c’est que tu es, comme je te l’ai dit un jour, fils de Yémaya Olukun, du port de La Havane, fils de la mer bleue, et tes bateaux sont là posés à l’entrée du port, ce ne sont pas des bateaux pour partir, se sont des bateaux pour revenir.

Je n’ai pas honte de ceux qui sont à l’extérieur du pays, parce que mes enfants vivent à l’extérieur, et jamais je n’ai renié mes conditions de père, ni jamais je leur enlèverai à eux le nom de Cubain – ils ont choisi leur chemin – tant qu’ils ne lèvent pas les armes contre la patrie qui les a vu naître ou qu’ils ne lèvent pas la main contre celui qui leur a donné un nom, à tout jamais ! Parce que sinon, je devrais désigner comme mes fils, tous ceux qui luttent pour l’indépendance de Cuba, comme le proclama un jour le Père Fondateur.

En cet instant, de tout cœur, j’envoie au convalescent, qui est absent non pas parce qu’il le veut mais parce qu’il ne peut être présent ; je lui envoie un message de gratitude. Je voudrais être une canne comme celle de Enée pour soutenir celui qui, avec son œuvre, ouvrit la possibilité à la nôtre. C’est ce que je pense maintenant.

Préparons-nous pour le nouveau destin de notre pays, nous croyons que ce qui a été fait pour ces honorables compagnons de la commission de scrutation est le plus correct. Pour moi il ne peut y avoir omission. Il n’y a pas omission, parce que j’admire autant la poésie de Reina Maria Rodriguez, que j’aime celle de la Avellaneda, pour laquelle il y eut pourtant discussion parce qu’elle avait vécu loin de Cuba et avait écrit ce poème ardent et dur : En partant. Il y a quelques jours j’ai cherché sa tombe dans le cimetière de Séville, dont l’épitaphe dit : « à l’excellentissime Madame Gertrudis Gomez de Avellaneda ».

De la même manière j’aime n’importe quelle autre femme, n’importe quel autre Cubain qui aura contribué véritablement, sans jamais s’éloigner – écoutez bien – de ce que représente la défense de cette terre si longtemps assiégée.

C’est un miracle que nous puissions nous réunir en ce moment. Un jour on écrira l’histoire de ce qu’auront été ces dix ans. Qu’est-ce que c’est bien que nous puissions avoir un téléphone légalement ! Mais il y eu un temps où ne pouvions ni même communiquer. C’est bien que s’accomplisse – comme le disait la chanson des Communistes Fondateurs – « que la terre que tu travailles soit tienne, comme ton amère sueur est tienne ». Pour qu’à Cuba il y ait tout ce qu’il y a de nécessaire, et qu’enfin s’effondrent comme des minables les spéculateurs qui nous assèchent.

Lorsque se respectera le paysan qui travaille, et que personne en passant sur une route et voyant une vieille voiture, mais bien repeinte, à la porte de sa maison ne dise : « maintenant ce salaud a une voiture ! », alors qu’on ne sait pas ce qu’a pu coûter à son propriétaire tous les efforts pour récolter ce fruit de la terre.

Il est nécessaire que lorsqu’on voit passer quelqu’un d’entre nous, qu’il soit singulier ou pas, on le respecte et on l’estime ; qu’on ne dise jamais, comme nous l’affirmions au début de la Révolution : «tient, voilà un nègre » ; qu’on ne dise jamais plus « tient, voilà un homosexuel »,  ou, comme nous sommes dans une république littéraire et que c’est très espagnol, « une pédale ». Non ! Non ! Alors que nous avons tant lutter pour la liberté, qu’on respecte notre singularité. C’est ce que nous avons obtenu durant cette réunion, et c’est pour cela que nous sommes arrivé jusqu’ici.

Nous avons vaincu, parce que nous avons survécu. Lorsque tout sera terminé, peut être, cher Fidel et chers amis, je pourrai dire comme l’abbé Sieyes lorsqu’on lui a demandé durant les jours terribles de la Révolution française, qui ne furent pas les nôtres : « Et vous, qu’avez-vous fait ? ».

Il répondit ainsi, dans un cri sincère : « Moi, je lui ai survécu ».

Merci Beaucoup. »


Cubanía

Cubanía s’efforce de retranscrire, que ce soit par l’image, le son, ou l’écrit, la vie quotidienne de La Havane et de Cuba à un public hétéroclite, curieux, intéressé, souvent non résidents. Toujours en dehors des grands débats politiques, économiques ou des thèmes couramment traités par les médias officiels, Cubanía souhaite au contraire faire témoigner les Cubains de tous les jours, la société dans son organisation actuelle, à travers des lieux, des traditions, des expressions culturelles parfois méconnues.

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