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Finca Tungasuk : à qui la relève de l’agriculture cubaine ?

L'histoire d'une ferme agro-écologique à Cuba

Auteur:
Allison Le Corre - EMP
Date de publication:
25 octobre 2019

La Finca Tungasuk, proche de la capitale cubaine, permet de découvrir un nouveau visage de l’agriculture à Cuba, où se mélangent écologisme et tourisme avec un modèle d’agriculture socialiste et parfois archaïque.

Une finca cubaine aux accents latino-américains

Perchée sur une colline, avec vue sur un paysage vert et vallonné, la Finca Tungasuk, avec ses hamacs et tables de pique-nique, invite dès l’arrivée à la détente. Les premiers à nous accueillir sont une équipe de chien amicaux et enthousiastes, suivie par le père du propriétaire de la finca, Oscar. Ce péruvien d’une soixantaine d’années avec catogan et tee-shirt tie-dye vient d’un bon pas nous saluer chaleureusement. Si l’on connaît un peu les fermes à Cuba, on se rend tout de suite compte qu’Oscar n’a rien à voir avec le guajiro typique. 

On se demande ce que fait cet ancien hippy sud-américain perdu dans la campagne cubaine. D’ailleurs, la première chose qui frappe quand on arrive à la Finca Tungasuk, ce sont toutes les différentes espèces de maïs pendues à sécher dans le patio arrière de la maison. On croit mettre les pieds dans une ferme d’Amérique Centrale plutôt qu’à Cuba… Sûrement parce que le propriétaire Alfredo Wilson, fils d’Oscar, est aussi péruvien ; il tient la ferme avec sa femme, Annabelle Cantarero, une nicaraguayenne. Le ton est donné.

D’où le nom à forte connotation latino-américaine : la finca est nommée « Tungasuk » en hommage au village péruvien de Tungasuca où  vécut Tupac Amaru III.  Ce combattant est à l’origine des rébellions indiennes contre les colons espagnols au XVIIe siècle, nous explique Oscar, avec sa voix douce et son accent péruvien légèrement cubanisé.

La seule cubaine qui vit sur la ferme, c’est Cécile, à peine 6 mois, fille d’Annabelle et d’Alfredo née cette année à la maternité du Vedado. « C’est notre petite Cubanita », dit son grand-père Oscar. Une Cubanita, certes, mais avec un prénom bien français… Peut-être pour rappeler le temps où Annabelle et Alfredo étaient à Paris lorsque la jeune femme complétait sa formation de cheffe dans l’un des plus prestigieux instituts culinaires du pays, l’Institut Ferrandi.

Cette étape du couple en France se fait après un séjour prolongé en Afrique où Alfredo travaillait comme informaticien. Un petit bout de ce continent a même été ramené sur les terres cubaines : au milieu de la ferme, on trouve un jeune mais déjà énorme baobab, dont la graine a été rapportée directement d’Afrique par Alfredo et plantée aux débuts de la Finca Tungasuk il y a 5 ans, comme symbole de vie.

Travailler la terre cubaine quand on n’est pas Cubain

Comment un couple si cosmopolite, n’ayant rien à voir avec l’agriculture, a-t-il donc débarqué dans une ferme à Cuba ? C’est curieux et bien rare, surtout lorsqu’on sait que l’agriculture a été, dès 1959, nationalisée, avec l’objectif de rendre aux cubains les terres usurpées par les étrangers … Avoir une propriété de cette ampleur à Cuba n’est donc pas donné à tout un chacun. 

Or, Oscar n’est pas « n’importe qui ». Péruvien, certes, mais quasi-naturalisé Cubain. Avec plus de vingt ans dans le pays, il est venu avec sa femme dans les années 1990 comme ingénieur de mines pour travailler à Cuba. Le service d’Oscar pour l’État cubain lui a permis d'acquérir une résidence permanente, statut le plus proche de la naturalisation cubaine qu’un étranger puisse atteindre. Il adore ce pays. Retraité, il vit avec sa femme entre son appartement du Vedado et la ferme de son fils. 

Grâce au statut privilégié d’Oscar, Alfredo et Annabelle ont aussi obtenu la résidence avec facilité. Cette résidence leur a permis d’avoir une propriété à leur nom, chose impossible pour tout autre étranger. Cependant, il est important de nuancer : la finca ne leur appartient pas. C’est l’habitation sur la finca qui est la-leur, mais la terre qui l’entoure appartient à l’État cubain. Et puisqu’ils possèdent une propriété sur des terres cultivables, l’État cubain la leur octroie en usufruit, à condition qu’ils la travaillent et vendent une partie de leurs récoltes au gouvernement. 

Vers la fin de la vie agricole à Cuba ? 

En réalité, comme partout dans le monde, Cuba souffre d’un exode rural et d’un abandon des terres. Peu de jeunes ont la vocation pour travailler la terre et prendre la relève. Cela se traduit par des difficultés alimentaires pour les Cubains, qui comptent sur les produits locaux vendus dans les agros - le marché cubain pour les fruits et les légumes -, à défaut d’importations ou font face aux prix élevés des supermarchés.

Alfredo raconte qu’ils vendent leur cultures à l’agro de Caimito, petit village pêcheur à l’Ouest de La Havane et communauté la plus proche de Tungasuk. En descendant leurs prix à 5 CUP (monnaie nationale) la livre pour tout produit, ils attirent quasiment tous les habitants qui font la queue pour acheter les produits tungasukiens. Ils vendent une autre partie de leurs cultures, surtout les féculents, comme la yuca (manioc) et le boniato (patate douce), à l’État cubain à des prix très bas, fixés par le gouvernement. Mais en échange, ils reçoivent des subventions de l’État pour améliorer leur travail : machines, tracteurs, graines…

L’État fait ce qu’il peut pour inciter les Cubains à revenir à la terre. Pendant longtemps, il donnait la terre en usufruit à condition que les agriculteurs leur vendent au moins 80 % de leurs récoltes. Pour encourager davantage les agriculteurs, le système a évolué. Aujourd’hui, l’agriculteur vend à l’État ce qu’il veut, et peut vendre le reste sur les marchés privés. L’État le subventionne en proportion de ce qu’il lui vent.

La condition : tous les agriculteurs doivent faire partie d’une coopérative qui est le réel propriétaire des productions. Si, par le passé, il n’existait que des coopératives étatiques, aujourd’hui les coopératives privées sont légales, ce qui engendre plus de motivation de la part des agriculteurs. Tungasuk fait partie d’une de ces coopératives, appelée Cooperativa Jesús Menéndez.

Les défis de revenir à la terre

Trouver des étrangers aujourd’hui qui s’installent pour travailler la terre cubaine n’est que symptomatique de la crise agricole. 

Le temps de savourer, allongé dans un hamac, les jus frais de mangue, de cerise et d’ananas de la ferme, apportés par Annabelle, et voici Alfredo qui apparaît avec ses grandes bottes de guajiro, prêt à nous faire une visite commentée de ses terres. Il nous montre fièrement ses vergers et potagers, avec ses rangées de légumes, de fruits et d’herbes de plus de 2500 espèces différentes, vantant avec passion l’énorme potentiel des terres cubaines, extrêmement fertiles.

Potentiel peu exploité. Alfredo nous fait gravir la colline de la finca pour nous montrer les terres qui l’entourent. Elles sont arides et pauvres, en raison de l’élevage de bœufs, de la monoculture et de la mauvaise gestion des écosystèmes. Et pour ne rien arranger, personne n’est là pour redonner vie à ces terres. Leurs propriétaires sont âgés mais tentent de travailler encore un peu la terre, sans aucun jeune de la famille pour prendre la relève.

Une autre type de finca : la mission écologique de Tungasuk

Cette situation n’est pas idéale pour Tungasuk, qui compte sur le travail en coopérative pour prospérer. Pour Alfredo et Annabelle, il est indispensable de penser au-delà de leurs terres et d’avoir un rôle actif dans l’agriculture locale. Leur finca se veut une « agro-ecológica », une tendance assez nouvelle dans le monde agricole cubain. 

L’idée : utiliser des techniques purement éco-friendly et, surtout, diversifier au maximum les cultures pour créer un écosystème équilibré. Ce travail, bien sûr, est optimisé au fur et à mesure que les fermes environnantes adoptent la même optique : dont l’importance pour ces fincas de collaborer avec leurs voisins.

Lorsque l’on parcourt la campagne cubaine, on observe que non seulement la grande majorité des terres potentiellement fructueuses ne sont pas exploitées, les autres cultivent presque toujours la même chose. Au fil du temps, l’agriculture cubaine s’est homogénéisée. Alfredo explique que cette massification suivie d’une standardisation agricole est la faute de « l’influence américaine d’abord puis soviétique... »,. Se rajoute aussi la difficulté d’obtenir des graines variées. Annabelle et Alfredo ont ici un avantage : leur connexion à l’étranger leur permet d’importer toute sorte de semence.

Effectivement,  dans les agros cubains, on récolte au maximum 10 espèces de produits différents, toutes saisons confondues. Un Cubain ne saurait certainement que faire d’un brocoli, d’une courgette, d’un choux-fleur, d’un poireau, de pêches, de cerises ou de fraises… des fruits et légumes qui ne se trouvent dans aucun agro bien qu’ils poussent à Cuba ! Pour preuve, on les trouve parmi les 2500 espèces qui sont cultivés dans la Finca Tungasuk. 

« L’inconvénient, c’est que les Cubains, habitués toujours aux mêmes produits, se méfient de ses nouvelles verdures et par conséquent ne les achètent pas quand on les propose sur les marchés », nous dit Alfredo avec déception… 

Une Finca soutenable? Le recours à l’agrotourisme

Donc, Annabelle et Alfredo ne parviennent pas à vendre leurs légumes « exotiques » sur les marchés et  doivent vendre ce qu’ils récoltent à un prix dérisoire sur le marché ou à l’État… il est clair que la terre ne les fait pas vivre. Alors comme de nombreux habitants, le couple se tourne vers l’industrie la plus fructueuse à Cuba : le tourisme. Mais comment rendre cette activité parfois destructrice pour l’environnement, compatible avec leur projet écologique de durabilité ?

La réponse se trouve dans une nouvelle tendance que l’on retrouve dans plusieurs fincas aujourd’hui : l’agrotourisme. Facile pour le couple ayant les compétences pour créer une expérience tout à fait mémorable : Annabelle en tant que chef et Alfredo passionné de cuisine péruvienne, fournissent aux visiteurs des plats frais et bios, issus de la diversité des produits qu’ils cultivent. 

Après la visite des plantations de Tungasuk, on prend place autour des tables de pique-nique pour le fameux repas. Annabelle et son équipe servent progressivement le buffet de plats de couleurs et parfums différents : viandes, poissons, ceviche, salades colorées, woks de légumes divers et variés… Une expérience culinaire aux gouts latino-américains qui change de la dégustation des plats typiques cubains à base de porc, yuca et salade.

Aujourd’hui, cet écotourisme permet à la finca de vivre. Alfredo espère que quand son exploitation sera plus mature et les vergers pleinement développées, elle pourra s’auto-suffire.

Finca Tungasuk : quel impact pour Cuba ?

Entretemps, une forêt repousse là où le terrain était devenu aride du fait de la négligence ou d’une exploitation agressive. Ces latino-américains aplatanados (c’est-à-dire, « cubanisés ») contribuent à mettre à profit les terres de cette zone, considérées pourtant hostiles. Ainsi, le terrain vallonné et abandonné, envahi de mauvaises herbes est remplacé par de beaux potagers sains et fructueux.

La ferme participe aussi au développement local en échangeant avec les fermes voisines viandes et yaourts contre graines et légumes et en les impliquant dans leur business d’agrotourisme qu’ils essaient de transmettre. 

Les fermes qui agissent dans ce sens à Cuba sont de plus en plus nombreuses. L’une des plus connues, Finca Marta est voisine de Tungasuk. Bien qu’elles ne soient pas majoritaires, elles représentent tout de même un nouveau visage de l’agriculture cubaine du XXIe siècle. 


Cubanía

Cubanía s’efforce de retranscrire, que ce soit par l’image, le son, ou l’écrit, la vie quotidienne de La Havane et de Cuba à un public hétéroclite, curieux, intéressé, souvent non résidents. Toujours en dehors des grands débats politiques, économiques ou des thèmes couramment traités par les médias officiels, Cubanía souhaite au contraire faire témoigner les Cubains de tous les jours, la société dans son organisation actuelle, à travers des lieux, des traditions, des expressions culturelles parfois méconnues.

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